Changement systémique
«Que devons-nous faire?» Telle fut la question que Madame de Gondi posa à Saint Vincent en 1617 quand tous deux furent témoins de la misère spirituelle des paysans de sa vaste propriété familiale. La réponse de Saint Vincent à cette question se poursuit dans le monde aujourd’hui dans les prêtres, les sœurs, les laïcs, qui sont le cœur vivant et constitutif de la Famille vincentienne. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). En tant que porteurs du charisme Vincentien, la tâche nous revient, aussi bien à titre personnel que collectivement, d’y répondre par l’amour et le service en respectant un plan stratégique avec des objectifs annuels bien définis.
L’un des objectifs sur lequel nous centrons notre attention est le changement systémique, que nous définissons comme le fait de travailler non seulement pour améliorer les conditions de vie des pauvres mais à changer les structures de la société qui engendrent la pauvreté tout en adoptant certaines stratégies:
- Planifier et organiser des activités qui promeuvent des changements systémiques dans la société.
- Développer l’autogouvernement local et la formation des groupes d’entraide.
- Offrir un soutien juridique pour la défense des pauvres et la promotion de la justice.
- Créer des programmes qui s’opposent à la traite des personnes et qui assurent la promotion de la vie, l’accès à l’aide sociale, la protection de l’environnement, la dignité des femmes et des enfants, les droits des migrants et la participation à la société civile.
Le Père Robert Maloney, c.m. a beaucoup aidé les membres de la famille vincentienne pour trouver des chemins d’échanges et de réflexion sur le concept de changement systémique et ses conséquences:
Au 20ème siècle, le sens courant que nous avons du mot système s'emploie dans une grande variété de champs. Les sciences contemporaines, par exemple, étudient en permanence des systèmes faits de parts qui interagissent tout le temps, pour le meilleur comme pour le pire, en s'influençant les uns les autres. Les physiciens et les astronomes savent que lorsqu'une étoile explose, tout dans l'univers en ressent les effets. La société aussi en est venue à être observée par les économistes et les sociologues comme un système. Lorsque les éléments qui influencent la vie des personnes dans le système — la famille, les institutions, le travail, les conditions de logement, l'alimentation, l'eau, la santé, l'éducation, les valeurs morales, le développement spirituel, et bien d'autres choses — et fonctionnent ensemble harmonieusement, et les personnes s'épanouissent. Si l'un de ces éléments vient à manquer, l'ensemble du système commence à s'effondrer. De plus en plus, les divers champs de connaissances et les découvertes conduisent à la croyance de plus en plus répandue que la réalité est naturellement une. Tous les champs de connaissance reconnaissent que la réalité est complexe, tout en affirmant dans le même temps que «tout est interconnecté à chacun des éléments».
Nombreux sont ceux qui, travaillant avec les pauvres, partagent cette conviction. Ils savent que changer la situation des pauvres exige que notre attention soit plus large qu'un simple regard sur un problème particulier. Aussi important que puisse être de donner de la nourriture à celui qui a faim, nous ne pouvons ignorer la question sur le pourquoi les personnes ont faim. Nous savons maintenant qu'une observation trop rapide peut s'avérer inadéquate à longue échéance. En reprenant l'exemple de la faim, le vrai problème n'est pas de fournir des aliments, mais de savoir comment rejoindre la cause pour laquelle les personnes n'ont pas assez à manger : le système socioéconomique dans lequel ils vivent. S'adresser aux causes veut dire intervenir de façon à ce que le système dans son ensemble soit modifié. Une telle approche est obligatoirement interdisciplinaire. Elle implique différents acteurs dans la société, par-dessus tout, les pauvres eux-mêmes, des personnes, des donateurs, des Églises, des gouvernements, le secteur privé, les chefs d'entreprises, les fédérations, la presse, les organisations internationales et les réseaux.
Lorsque l'on travaille avec les pauvres, le changement a pour objectif principal d'obtenir la nourriture, le vêtement, le logement et de soulager les besoins immédiats des pauvres. Il centre sur l'assistance aux nécessiteux pour changer l'ensemble des structures à l'intérieur desquels ils vivent. Il a à voir avec leurs capacités à développer des stratégies par lesquelles ils pourront sortir de la pauvreté.
Cela a-t-il quelque chose à voir avec la Famille Vincentienne? (le 7 septembre 2008)
Le concept de «CHANGEMENT SYSTÉMIQUE» est nouveau. Il était ignoré au temps de St Vincent, mais Vincent présentait de nombreuses idées qui en étaient proche.
Lorsqu'il réunit le premier groupe de dames pour constituer une "Confrérie de Charité" à Chatillon-les-Dombes en novembre 1617, dans le règlement qu'il composa pour cela, il notait que les pauvres souffrent parfois plus d'une absence «d'organisation» dans l'aide qui leur est offerte que d'un défaut de charité des personnes qui désirent aider. Il encouragea donc tous ceux qui allaient le suivre à examiner les divers éléments de la vie des pauvres pour repérer où sont leurs besoins les plus urgents: nourriture, santé, éducation, occasion de travail, spiritualité. Il a écrit de nombreux règlements pour chaque groupe qu'il fonda afin qu'ainsi leurs œuvres de service soient bien organisées.
Il y a trois phrases clefs dans les écrits de Vincent qui, aujourd'hui, relient les diverses branches de la Famille Vincentienne.
1.   La première phrase dit que notre amour doit être «affectif et effectif». Vincent n'a jamais cessé de répéter ce refrain comme un leitmotiv. Il disait, par exemple, «L'amour des Filles de la Charité n'est pas seulement tendre ; il est effectif parce qu'elles servent les pauvres concrètement».
2.   La seconde phrase est que nous servons les pauvres "spirituellement et corporellement". Vincent utilise cette phrase lorsqu'il s'adresse à tous les groupes qu'il a fondés: les Confréries de Charité, la Congrégation de la Mission, et les Filles de la Charité. Il dit que les Filles de la Charité ne doivent pas seulement s'occuper des besoins corporels, mais qu'elles doivent aussi partager leur foi avec les pauvres par leur témoignage et leurs paroles. Et il invite chaleureusement les membres de la Congrégation de la Mission à ne pas se limiter à penser leur mission en termes spirituels. Mais qu'ils doivent aussi avoir souci des malades, des enfants abandonnés, des fous et des personnes les plus oubliées.
3.   La troisième phrase nous invite à proclamer la bonne nouvelle «en paroles et en actes». Vincent était intimement convaincu que ce que nous disons et ce que nous faisons doivent être en interrelation. Tout d'abord, nous devons faire puis ensuite enseigner. C'est la règle pour une évangélisation «effective» selon St Vincent. Autrement dit, Vincent voit l'annonce, l'enseignement de la foi et la promotion humaine comme complémentaires l'une envers l'autre, pour un chemin d'évangélisation intégral. Aujourd'hui, l'unité entre évangélisation et promotion humaine, la note si spécifique de l'esprit de Vincent, est une des principales insistances de la doctrine sociale de l'Eglise.
A la lumière de ces trois phrases essentielles dans notre spiritualité comme famille Vincentienne, nous avons souvent repris ces deux dernières décennies l'appel que le Pape Jean-Paul II adressait à l'Assemblée Générale de la Congrégation de la Mission en 1986:
«Cherchez sans vous lasser, avec audace, humilité et compétence, les causes de la pauvreté et encouragez des solutions d'urgence et de long terme des solutions concrètes et efficaces. En faisant ainsi, vous participez à rendre crédible l'évangile et l'Église».
Dans nos efforts pour le changement systémique, nous cherchons non seulement à assister les pauvres dans leurs besoins immédiats en leur fournissant la nourriture, le logement et les vêtements, mais nous les aidons à changer le système social dans lequel ils vivent, leur permettant d'émerger de la pauvreté. Cette orientation renvoie la Famille Vincentienne au cœur de Vincent.
Trouver le mot exact (le 14 septembre 2008)
Le principe de changement systémique, dans le cadre du travail avec les pauvres, concerne ce qui touche à l'accès à la nourriture, au vêtement et à l'habitat. Il se centre tout spécialement sur l'assistance aux plus pauvres afin de changer les structures dans lesquelles ils vivent et les aider à déployer des stratégies qui leur permettent de sortir de la pauvreté.
Le changement systémique ne devrait pas être confondu avec le changement systématique. Ce dernier se réfère à un processus planifié point par point. Le «changement systématique» peut avoir des conséquences bénéfiques, mais il peut demeurer limité dans ses objectifs centrant seulement sur un aspect d'un système plus vaste. Le «changement systémique» va au-delà et se centre sur tout le système. Dit autrement, le changement systématique décrit un processus: une façon d'apporter le changement. Par contre, le changement systémique est le résultat par lequel un ensemble d'éléments en interaction sont transformés.
Bien que la méthode systématique puisse être utilisée pour contribuer au changement systémique, le changement systémique exige des outils qui puissent aider à transformer des attitudes. Aussi, nous pourrions utiliser une phrase attribuée à Albert Einstein, en disant que le changement systémique nous aide à « apprendre à voir le monde autrement ». Il offre des outils pour se centrer sur les relations entre les éléments du système, il interprète un ensemble d'expérience de ce système, et promeut des changements structurels à l'intérieur.
Quels sont les critères exigés pour la réalisation des projets d’aide qui visent à mettre en place le changement systémique? (le 21 septembre 2008)
De nombreux bons projets s'adressent aux besoins urgents et immédiats, mais ne s'attaquent pas aux causes principales du problème. Nous présenterons cinq critères rencontrés dans les projets qui visent la mise en place d’un changement systémique:
a.   Un impact social d'ensemble: c'est le premier critère de base caractéristique du changement systémique. Il concerne ce en quoi le projet englobe toutes les dimensions de la vie de la personne qui en bénéficie.
b.   La permanence: le projet aide à créer des structures sociales nécessaires pour un changement durable dans la vie des pauvres ; tels que l'emploi, l'éducation, le logement, l'accès à l'eau potable et à une nourriture suffisante, ainsi qu'à l'émergence constante de leaders locaux.
c.   La standardisation: le projet peut être adapté pour trouver des solutions de problèmes identiques dans d'autres lieux. La philosophie ou la spiritualité qui est le sous-bassement de ces projets, les stratégies qu'il utilise ainsi que les techniques peuvent être appliqués dans de multiples circonstances.
d.   Le domaine: concrètement, cela signifie que le projet actuellement a surgi dans un contexte précis et a été utilisé avec succès dans d'autres contextes que le pays où il a été entrepris, ou à l'étranger par ceux qui l'avaient mis en route, ou encore par d'autres qui ont adapté des éléments.
e.   Innovation: le projet a apporté des changements sociaux notables en transformant les pratiques traditionnelles. La transformation a été achevée par le développement de modèles de changement et leur mise en œuvre réussie.
Notre époque, comme celle de Monsieur Vincent, connaît des guerres et des menaces de conflits. En même temps, un sens aigu de la communauté globale a vu le jour. Cette communauté globale comprend la nécessité d'une réponse d'ensemble aux désastreux tremblements de terre locaux, aux éruptions volcaniques et aux tsunamis. On y reconnaît un appel à la création d'emplois, à celle de possibilités éducatives, et de santé. On prend en compte l'exigence de l'éradication de la discrimination raciale, tribale, de genre, de religion, d'âge et de tout autre type. On invite à la transparence pour l'élimination de la corruption. On s'engage pour la paix et la justice ; des germes qu'apportent les projets planifiés dans le cadre du changement systémique.
Dans l'enseignement social catholique, l'Eglise en appelle déjà à ce changement dans Pacem in Terris et dans Gaudium et Spes. Le pape Paul VI a exprimé le thème de façon éloquente dans Popularum Progressio, en appelant les chrétiens, dans un discours aux membres de Cor Unum le 1er janvier 1972, à s'engager eux-mêmes pour entrer « véritablement dans le cœur de l'action sociale et politique, ce qui rejoint les racines du mal et change les cœurs, ainsi que les structures de la société moderne ».
L’amour – Caritas - sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’État qui puisse rendre superflu le service de l’amour (DCE, n°28). Face à la pauvreté, aux injustices et aux multiples violations des droits humains à travers le monde, l’Église a fait paraître une série d’encycliques qui invitent à un ordre plus juste des ressources du monde.
Le Pape Benoît XVI reconnaît que la charité a parfois été utilisée pour maintenir le statu quo. Il souligne également l’importance du respect des limites entre l’Église et l’Etat dans l’exercice de leurs responsabilités respectives dans la lutte pour la justice. Même si l’Église ne doit pas rester à l’écart dans la lutte pour bâtir une société juste, c’est l’Etat qui a d’abord la responsabilité de la construire. Le pape Benoît XVI lance aussi un défi d’aider à former les consciences sur la vie politique et à encourager une meilleure connaissance des vraies exigences de la justice et une plus grande disposition à agir en conséquence.
Dans ce cadre, les Filles de la Charité continuent leur engagement en faveur de la justice et participent aux programmes de justice sociale en collaboration avec d’autres institutions similaires. Et c'est pour cela qu’elles se centrent sur le changement systémique et qu’elles s’engagent sérieusement et résolument avec transparence dans cette voie tout en sachant qu’elles sont appelées continuellement à gérer plusieurs risques...